S’il est facile de fustiger l’attentisme de l’épiscopat français sur les questions d’avortement, force est de constater qu’avant même que ne soit adoptée la loi Veil, cet épiscopat avait été passablement poignardé dans le dos par ses propres troupes - ou du moins par ceux qui s’en considéraient comme l’élite. Qu'ait préféré suivre, avec les conséquences que l'on sait, la trace de ces « experts catholiques » auto-congratulés plutôt que le bon sens du peuple chrétien attaché au Magistère est un autre sujet, mais le fait reste que c’est bel et bien affaiblie de l’intérieur que l’Eglise de France aborda les année 70, décisives en matière de respect de la vie.
Nous en avons ici une très bonne description, avec le noyautage du Centre catholique des médecins français par une clique favorable à la dépénalisation, mais aussi à travers les discours des clercs (visiblement choisis à cette fin), notamment des prêtres dominicains comme le théologien hérétique Jacques Pohier (NDLR : ancien doyen à la faculté du Saulchoir et militant pro-euthanasie à l’ADMD !), réinventant le thème eugénique des vies ne valant pas la peine d’être vécues (p. 181 « Il n’est pas vrai que tous les incapables mentaux ont la possibilité de faire vivre un minimum de vie humaine au produit de leur conception, ni que le but de la société ou celui de la grâce serait de les en rendre miraculeusement capables ») et Roqueplo (qui parvient dans un discours ahurissant, où les phrases ne cessent de se contredire elles-mêmes, que l’utilisation des embryons pour la recherche destructive est moralement licite). Certes, tous les intervenants ne font preuve d’un tel extrémisme, mais il reste que tous semblent incapable de concevoir l’évolution de la position du chrétien autrement, au mieux, qu’en terme d’accompagnement d’une régression de la loi (quand elle n’est pas tout bonnement perçue comme une progression) vers la dépénalisation, dont il s’agit alors « de limiter » la casse. L’attitude s’exprime très clairement dans l’intervention du P. Roy (p. 172) : « Il me semble, dans la conjoncture où nous vivons, que le rôle [du médecin chrétien] est d’attirer l’attention sur des valeurs parfois difficiles à percevoir, mais essentielles; sans doute est-il vraisemblable que la loi sera modifiée. Notre rôle me semble devoir être, dès lors, de tout faire pour que malgré tout et dans toute la mesure du possible, toutes les valeurs en jeu soient prises en considération ». Telle fut l’origine sans doute de l’attitude qui consista pour le CLER à s’engager dans les entretiens pré-avortement, et pour l’épiscopat de s’en tenir là. Si les concepts ont une genèse, force est de constater (et c’est là tout l’intérêt de se replonger après vingt-cinq ans dans des les actes d’un tel colloque) que la notion de « résistance » active à l’oppression que constitue l’avortement était absolument absente des esprits, du moins sous la forme d’une expression catholique collective, en 1972. Il faudra attendre l’année 1995 pour que Jean-Paul II rappelle expressément dans Evangelium vitae le devoir d’opposition - qui exclut bien évidemment toute collaboration volontaire - aux lois injustes concernant la vie humaine.
Plusieurs passages des actes du colloque de 1972 méritent d’être étudiés et décortiqués du point de vue philosophique et idéologique, seul ou en groupes. Il s’agit avant tout des interventions de P. Pohier, Roqueplo et Bruno Ribes (NDLR : jésuite défroqué et maintenant marié, ancien "animateur" de la revue anti Humanae Vitae "Etudes", et ayant collaboré avec le franc-maçon Pierre Simon à la rédaction de la loi Veil. Pour lui, l'avortement est "une décision désespérée qui doit être prise par des femmes et des hommes mis en face de leurs responsabilité". Il ajoute : "Quand nous parlons d'une refonte de la législation sur l'avortement, il n'est pas question d'envisager un catalogue de cas permis et défendus comme le fait le projet de loi Peyrat, actuellement en discussion. Une loi donnerait bonne conscience à chacun et empêcherait de poser le problème personnel dans toute son ampleur" - cf : Hebdomadaire socialiste "l'Unité", N°47, janvier 1973), exprimant un eugénisme proche de celui du début du siècle (p. 195) mais d’autres méritent aussi une attention particulière. Ils sont en effet particulièrement représentatifs d’un état d’esprit persistant encore aujourd’hui à tous les degrés de la hiérarchie ecclésiale en partant des laïcs, et qui expliquent bon nombre des blocages rencontrés aujourd’hui dans les tentatives de changement. Comprendre l’origine de tels blocages nous semble un passage obligé, et nous semble désormais possible en soumettant par exemple les actes du colloque de 1972 à une grille de lecture différente, celle d’Evangelium vitae. Un autre intérêt du livre est de mesurer l’ancienneté (et donc peut-être l’essoufflement ?) des concepts qui empoisonnent aujourd’hui encore les débats. On sera surpris de constater que la notion de personne humaine dépendante du désir des parents (pas de désir = pas de personne) figurait déjà dans l’exposé du P. Roqueplo. Ou encore que le Pr. Boué (membre du Comité national d’éthique) exposait déjà en 1972 la thèse selon laquelle le diagnostic pré-natal (par le biais de l’avortement des « anomalies conçues » permettant à contrario la naissance d’enfants sains qui n’auraient pas vu le jour sans cela) serait une oeuvre de vie. On mesurera aussi combien la fécondation in-vitro et la recherche sur l’embryon étaient au coeur des débats sur l’avortement.
Un troisième intérêt est d’étudier (en groupe de préférence) la rhétorique qui fait florès au travers des discours et des débats (dactylographiés intégralement, ce qui est très précieux). Ainsi un intervenant, présentant les résultats d’un sondage, conclut-il que les « médecins catholiques sont moins tolérants que le reste de l’échantillon », l’intolérance consistant apparemment à avoir assez de respect pour la femme et pour l’enfant à naître pour refuser les indications socio-économiques de l’avortement. Autre exemple : l’emploi du qualificatif « profile-type du médecin plutôt favorable à la libération de la femme » pour désigner des médecins favorables à l’avortement suppose que l’avortement soit pour la femme une libération. Ou encore la dichotomie faite entre ceux qui pensent que la loi ne doit pas être changée, et ceux qui « considèrent quand même qu’une option pratique, possible dans certaines conditions déterminées, est licite, et dès lors nous sommes présents au monde, aux souffrances de nos contemporains, à leurs difficultés », formule sous-entendant que ceux qui s’opposent à l’avortement ne sont pas, eux, présents au monde et ouverts aux souffrances de leurs contemporains... Un quatrième intérêt réside dans l’étude des faiblesses de la contre-argumentation de l'époque. Il y aurait pourtant eut à contre-dire ! Un dernier intérêt enfin, historique, réside dans la connaissance des acteurs du débat, dont beaucoup occupent encore, vivants ou décédés, un rôle aujourd’hui : Pr. Boué, Pr. Réthoré, Mme Dolto.