« Sommes une jeunesse, Messieurs ! Sommes la jeunesse de Dieu. La jeunesse de la fidélité ! Et cette jeunesse veut préserver pour elle et pour ses fils, la créance humaine, la liberté de l'homme intérieur... » (Charette)
Voilà 50 ans qu’a eu lieu le concile Vatican II. Voilà 50 ans que des fidèles qui n’ont jamais rejeté ses enseignements attendent que ses décisions soient prises en compte, soient véritablement appliquées dans les diocèses de France. Nous disons bien : dans les diocèses de France ; c’est-à-dire dans toutes les paroisses de France et par tous les évêques de France, et pas seulement dans quelques églises où des prêtres courageux, pour être fidèles aux enseignements conciliaires, sont contraints de braver certaines décisions de la pastorale locale et de surmonter la vindicte de quelques poignées de fidèles qui n’ont que le mot « Concile » à la bouche mais n’en ont jamais compris les enseignements (cf : A quand l’application de Vatican II en France ?).
Dans quel contexte le Concile a-t-il été reçu en France ? Un contexte peu favorable : le pontificat de Pie XII avait été marqué par un courant centralisateur interdisant aux évêques de prendre certaines décisions qui auraient pu relever de leur compétence et un courant néo-thomiste qui avait conduit, par son étroitesse, à condamner des théologiens tels que Hans-Urs von Balthasar, Jean Daniélou, Henri de Lubac... pour ne citer qu’eux. Dans le même temps, s’était développé, en Occident surtout, une société dite « de consommation » servant de terreau à une mentalité individualiste-hédoniste s’alimentant au progrès économique et à l’essor des sciences humaines. C’est dans ce contexte que se déroule et s’achève le concile Vatican II qui - dit le Pape Jean XXIII - doit permettre un « aggiornimento » de l’Eglise. De quoi s’agit-il ? En aucun cas d’une « réforme » - ce mot n’est pas employé par le Souverain Pontife - mais d’une invitation adressée à l’Eglise pour qu’elle réfléchisse sur elle-même et revienne aux sources de sa foi. Qu’est-ce que l’Eglise ? Quelle doit être sa première mission ? Quels rapports doit-elle entretenir avec un monde qui connaît de profonds changements, qui n’est plus le monde du début du XXe siècle et encore moins celui du XVIe siècle ? L’idée directrice de l’ecclésiologie conciliaire est donc celle de « communion ». Mais pas d’abord d’une communion entre les hommes ! La communion dont parle le Concile est la communion avec Dieu : c’est cette communion-là qui fonde la communion des hommes de bonne volonté au sein de l’unique Eglise du Seigneur. Dès lors, l’Eglise ne peut plus être vue et comprise uniquement - le mot « uniquement » est ici important - comme une réalité d’abord sociale et hiérarchique ou comme une administration. Le décret sur la charge pastorale des évêques explicite bien un changement de perspective : il précise et instaure les structures permettant à chaque évêque d’être « à la fois » responsable de son diocèse et, collégialement, avec le Pape et tous les autres évêques, co-responsable de l’Eglise universelle. Qu’est-ce qui garantit la communion au sein de l’Eglise ? Pour le savoir, il faut relire la Constitution dogmatique « Dei Verbum ». A travers ce document, l’Eglise entend dépasser les vieux débats concernant les deux sources de la Révélation qui sont l’Ecriture - seule référence pour les Protestants - et la Tradition valorisée - avec parfois des excès - par les catholiques. A ces deux conceptions fixistes est désormais préférée une conception dynamique : il n’y a qu’une seule source qui puisse garantir la communion au sein de l’Eglise. Et cette source est la Parole de Dieu « contenue » dans l’Ecriture et transmise dès les origines par la Tradition dont la liturgie est - nous dira « Sacrosanctum Concilium » - l’expression la plus achevée.
Malheureusement, en France, cet enseignement du Concile ne sera ni compris, ni expliqué aux fidèles - qu’ils soient clercs ou laïcs -, ni reçu et appliqué. Dès 1964, Paul VI appelle Jean Guitton au Vatican pour lui faire part de son inquiétude quant à la façon dont on explique le Concile en France. Inquiétude pleinement justifiée quand on sait que les journalistes présentent Vatican II comme le fruit d’une sorte de débat parlementaire où se seraient opposés des « conservateurs » et des « progressistes », ces derniers tournant volontiers leurs regards vers l’Eglise de Hollande présentée comme un modèle et qui publie en 1966 un Catéchisme entaché d’erreurs... Mais qui sera repris par de nombreux évêques de France pour servir de base à des « parcours catéchétiques » dont l’usage sera rendu obligatoire pour les catéchistes officiels. Dans le même temps apparaît une notion nouvelle : c’est celle d’ « esprit du Concile », par laquelle on entend dépasser les textes de Vatican II pour leur faire dire ce que l’Eglise n’a jamais voulu qu’ils disent. Dans « La Croix » du 15 septembre 1966, Antoine Wenger écrit : « Neuf mois ont passé depuis la clôture du Concile. Nous assistons à une fermentation des idées ; il est vrai que certains attribuent volontiers au Concile leurs propres opinions et identifient trop facilement les décisions conciliaires avec leurs propres désirs. » En novembre 1966, le philosophe Jacques Maritain publie une réflexion dans un ouvrage vendu à 40 000 exemplaires en deux mois : « Le Paysan de la Garonne ». Ce qu’il observe du catholicisme français le conduit au constat suivant : les masses continuent de s’éloigner, des militants et des clercs vont quitter l’Eglise ; celle-ci est en train de vivre une crise grave qui n’est pas imputable au Concile mais qui a sa source dans un néo-modernisme effréné qui se recommande abusivement de l’ « esprit du Concile ». Et Maritain d’ajouter qu’à la « diabolisation » du monde d’avant le Concile succède à présent un « agenouillement devant le monde », c’est-à-dire une crainte d’être dépassé par les évènements qui agitent les sociétés contemporaines. D’autres théologiens s’inquiètent des dérives qu’ils constatent : parmi eux, les jésuites Daniélou et de Lubac. Le 18 mai 1968, le P. Daniélou écrit dans « La Croix » : « De qui se moque-t-on ? Si Dieu n’est pas le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre, il faut supprimer le premier article du Symbole des Apôtres. Si le Fils de Dieu n’a pas été conçu du Saint-Esprit dans le sein d’une Vierge, il faut supprimer le second article. Si le corps physique du Christ n’est pas ressuscité des morts, il faut supprimer le troisième article. C’est cependant ce qui commence à se lire et à s’écrire impunément... Ce que nous n’admettons plus, c’est que sous prétexte d’action temporelle on démolisse la vie spirituelle, que sous prétexte de promotion de l’homme on démolisse l’adoration de Dieu. L’immense foule du peuple chrétien, l’immense majorité des prêtres en a assez de quelques uns, clercs ou laïcs, qui sont des assassins de la foi. » Quant au P. de Lubac, il considère qu’il est urgent de redresser la situation pour aller « dans le sens authentique du Concile et du véritable aggiornamento ». Et il constate : « nos évêques ne semblent guère oser y engager leur autorité ; de plus en plus la scission s’accentue entre une aile soi-disant marchante qui donne l’impression de mondaniser et d’évaporer la foi et la vie chrétienne, de dissoudre les liens de la catholicité, et une masse dite « intégriste » à laquelle sont tentés de se rallier beaucoup d’excellents chrétiens qui tiennent à l’intégralité de leur foi. »
Pour tenter de juguler la crise qui se développe, à l’automne 1969, de Lubac, Balthasar, Bouyer (qui a publié en 1968 « La décomposition du catholicisme »), Ratzinger et d’autres se réunissent et jettent les bases d’une nouvelle revue internationale de théologie : « Communio ». La première édition française paraîtra en 1975. Mais c’est bien en France que les turbulences post-conciliaires sont les plus vives et les plus précoces. La crise que doit surmonter l’Eglise s’alimente de facteurs sociologiques extérieurs et de facteurs internes assujettis à un courant progressiste dont se réclame un clergé favorable à l’ « esprit du Concile » : l’Eglise ne va pas assez loin ; elle doit pousser les fidèles à s’engager dans tout ce qui permet de lutter pour davantage de justice, pour tout ce qui conduit à l’épanouissement de l’homme... Or, dans l’immédiat après-Concile, aux yeux de beaucoup, les structures qui permettent un tel engagement ne sont plus dans une Eglise qui apparaît encore trop « frileuse », trop « conservatrice », mais plutôt dans les mouvements socialo-communistes qui ont l’appui de nombreux intellectuels dont beaucoup sont enseignants. Dans les mouvements d’Eglise - ACO, JOC... - les militants sont désormais invités à chanter, au cours de célébrations eucharistiques instrumentalisées, des cantiques où s’expriment très nettement les idées marxistes. Le phénomène se retrouve également dans les paroisses, mais de façon plus diffuse : par le biais des cantiques qui remplacent partout le chant grégorien que l’Eglise entendait conserver, on inculque aux fidèles des idées qui sont davantage « marxisantes » que purement chrétiennes. Le « Cercle Jean XXIII », dont l’influence ne se limite pas à la ville de Nantes où il est né, essaie de gagner la sympathie des évêques afin de pouvoir organiser, dans les paroisses dirigées par les prêtres perméables aux idées nouvelles, des messes dominicales dont les structures liturgiques devront susciter, de la part des fidèles, un engagement pour la lutte des classes et l’édification d’une nouvelle Eglise, d’un nouveau catholicisme... Tandis qu’on verra des prêtres - et même quelques évêques - participer à la « Fête de l’Huma » où ils chanteront l’ « Internationale », Mgr Matagrin, alors évêque de Grenoble, publie un rapport - mais ce ne sera qu’un rapport de plus ! - traduisant son inquiétude devant l’adoption des analyses marxistes au sein même de l’Eglise. Mais au milieu de ces débats, la grande masse des fidèles est davantage sensible aux conséquences directes de ces idées nouvelles. Et ces conséquences sont d’abord la désacralisation de la liturgie et la banalisation des célébrations : deux maux dont les cicatrices restent bien visibles dans les messes actuelles. En 1985, le Cardinal Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, publie « Entretiens sur la foi », ouvrage dans lequel il critique les méthodes de transmission de la foi autant que les façons de célébrer la foi. Les signataires de l’ « Appel de Montpellier » - parmi lesquels des évêques et des prêtres bien en vue - l’accuseront de vouloir « enterrer Vatican II ». Pourtant, pour Joseph Ratzinger, il ne s’agit à aucun moment de contester le Concile, mais - comme il le dira plus tard lorsqu’il sera devenu Pape - de critiquer ses déformations et certaines méthodes pastorales dominantes qui s’en réclament pour multiplier des structures diocésaines et interparoissiales qui tournent à vide, épuisent les prêtres tout en faisant fuir les fidèles hors des églises.
Aujourd’hui, les applications de Vatican II, telles qu’elles ont été faites en France plus particulièrement, laissent sur le bord du chemin trois catégories de fidèles : les « traditionalistes » pour lesquels tout ce qui va mal dans l’Eglise est de la faute du Concile ; ceux qui sont attachés au « vrai Concile » et ne supportent plus ce que des clercs leur demandent d’accepter au nom d’un Concile dont ils faussent aussi bien la lettre que l’esprit ; ceux, enfin, qui sont lassés d’avoir perdu leur temps et leur énergie - souvent dans la souffrance - à essayer des discuter avec des prêtres donnant parfois l’impression de verser dans la schizophrénie à force de vouloir plaire à tout le monde sans jamais avoir la possibilité d’être pleinement eux-mêmes en vivant un sacerdoce épanouissant. Il y a quelques semaines, un fidèle écrivait à son évêque pour lui dire qu’il déplorait de ne plus trouver à des kilomètres à la ronde de messes célébrées comme elles devraient être célébrées : partout des chants insipides, des liturgies désacralisées et en partie improvisées... Réponse de l’évêque : « Peut-être devriez-vous rencontrer votre curé et discuter avec lui pour essayer d’obtenir une messe comme vous la souhaitez ? ». En quelques mots, l’évêque - probablement sans s’en rendre compte - a ainsi fait état de la crise dans laquelle se trouve à présent l’Eglise qu’on a laissé partir à la dérive dès les lendemains du Concile. Car si l’on comprend bien, c’est donc « un fidèle » - pas l’évêque gardien de la liturgie - qui doit rencontrer un prêtre pour « essayer d’obtenir » de lui - ce n’est pas gagné d’avance ! - qu’il célèbre « une messe » - pas toutes les messes - comme le souhaite le fidèle en question - dont on ne se soucie pas de savoir si c’est comme le souhaite l’Eglise -. En laissant s’établir un « esprit du Concile » opposé aux véritables enseignements du Concile, ne s’est-on pas employé, spécialement en France, à plonger l’Eglise dans ces situations proprement kafkaïennes dont pâtissent des fidèles qui aimeraient vivre et célébrer sereinement leur foi catholique ?
Pro Liturgia