« (...) J’ai suivi le mouvement liturgique durant une soixantaine d’années, depuis ses origines jusqu’après le Concile de Vatican II. Tout le monde sait que la réforme liturgique postconciliaire a suscité des réactions très diverses. A côté des gens simples qui l’ont acceptée tout bonnement, il y a des têtes pensantes qui rechignent. Les uns se plaignent qu’on a été trop loin et qu’on a changé la religion tandis que les autres estiment qu’on n’a pas osé aller assez loin et qu’ils sont capables de faire beaucoup mieux. Alors, je me crois obligé de donner moi aussi mon avis. Je n’ai pas l’illusion de pouvoir mettre tout le monde d’accord ni la prétention de prononcer un jugement définitif. Je m’estimerai heureux si je puis dissiper certaines confusions et corriger quelques erreurs. Notons tout d’abord qu’on ne rend pas justice au mouvement liturgique en le jugeant exclusivement sur les détails de la réforme liturgique. Il a été dès l’origine un mouvement d’idée inspiré par une certaine vision du mystère de l’Eglise, et il a exercé une grande influence sur la théologie, même en dehors du catholicisme. (...) La question est de savoir si le mouvement est resté fidèle à l’inspiration primitive. C’est l’esprit qu’il faut juger, non la lettre. Séparer l’un de l’autre, c’est se résigner à ne rien comprendre. Une autre confusion fréquente est celle des termes de comparaison. Il faut savoir ce qu’on compare et avec quoi. On veut comparer l’ancienne liturgie avec la nouvelle. Mais qu’est-ce qu’on entend par l’ancienne ? La liturgie idéale, telle qu’on peut la voir dans de grandes abbayes, ou bien celle qu’on trouvait dans la plupart de nos paroisses ? Et la liturgie nouvelle ? Il ne faut pas confondre la liturgie telle qu’elle a été prescrite par le Saint-Siège et les fantaisies qu’on peut voir en certaines régions. Ceux qui ont travaillé à la réforme liturgique ne sont pas responsables de l’anarchie qui règne en certains pays, pas plus que les Pères du Concile ne le sont de l’indiscipline de certains prêtres. Il ne faut pas tout mélanger. (...) Quant à la réforme de la messe, elle a été faite dans l’esprit de la tradition. (...) Elle n’est pas l’œuvre d’hommes de gauche ignorants de la tradition. Ce qui a le plus frappé, c’est la modification des rites de l’offrande. Or les meilleurs liturgistes étaient d’accord pour simplifier cette partie. Un homme aussi pondéré que dom Capelle était du même avis que le Père Jungmann. Ces prières de l’offertoire étaient étrangères à la tradition romaine authentique. Non seulement elles étaient inconnues de saint Grégoire, mais elles ne figuraient pas davantage dans l’exemplaire du sacramentaire envoyé par le pape Hadrien à Charlemagne. C’était des prières de dévotion du prêtre qui s’étaient infiltrées dans l’usage romano-germanique. Elles avaient l’inconvénient de donner une importance exagérée à ce rite au détriment de la véritable offrande qui se faisait traditionnellement après le récit de l’Institution. La véritable offrande, dans tous les rites, ce n’est pas le pain et le vin comme dons matériels, mais le Corps et le Sang du Christ sous les espèces du pain et du vin. Ce développement des prières de l’offertoire avait déplacé l’accent. Il fut un temps, dans l’histoire du mouvement liturgique, où l’offrande des dons matériels apparaissait à certains comme le point culminant de la messe et où on organisait des processions d’offertoire avec les offrandes les plus diverses. C’était une déviation qu’il fallait redresser. Quant aux prières eucharistiques, elles restent également conformes à l’esprit de la tradition. Le vieux canon de saint Grégoire n’a subi que quelques légères retouches. Les nouvelles formules s’inspirent de textes authentiques des anciennes liturgies. La première (i.e. la P.E. II -n.d.l.r.-) reprend la plus ancienne prière eucharistique connue. Elle a été composée à Rome au IIIe siècle en langue grecque, et depuis des siècles elle est dite par les prêtres de rite éthiopien. Elle ne dépare pas le Missel romain qui l’a accueillie.
Si l’on compare la nouvelle édition du « Missale Romanum » avec l’ancienne, on remarque la présence d'un grand nombre de pièces nouvelles, oraisons et préfaces. Ce n’est pas une innovation : on a cherché dans le trésor des anciens sacramentaires romains de quoi enrichir la liturgie d’aujourd'hui. (...) La réforme dont je me réjouis le plus personnellement, c’est le retour à la concélébration. Il était impossible à des prêtres vivant en communauté de jamais communier ensemble. Il fallait que chacun célèbre sa messe en privé, puis on pouvait ensuite se réunir pour assister à une messe où personne ne communiait. De là des séries de messes qui se suivaient à vive allure aux autels latéraux et qui n’étaient pas toujours une source d’édification pour les fidèles. Il semblait que la multiplication des messes privées était une fin en soi. Mais le comble, c’était les jours où chaque prêtre était autorisé à dire trois messes. Cela devenait un véritable marathon. Je me souviens de ces jours de Noël où, après avoir assisté à la messe de la nuit sans y communier, nous nous croyions obligés d’enfiler trois messes basses en attendant la messe du jour, à laquelle nous assistions sans communier. Il y avait là quelque chose d’anormal.
(...) [La réforme] est un projet pour l’avenir, et ce serait une périlleuse illusion que d’en attendre des résultats spectaculaires immédiats. Cette illusion suppose une idée assez simpliste de la réforme liturgique. On n’y voit qu’un ensemble de recettes destinées à rendre la messe plus attrayante et à remplir des églises qui commençaient à se vider. C’est s’engager dans la voie d’un dangereux pragmatisme dont le seul critère est le succès. Tout est bon qui attire les foules. De là une surenchère d’initiatives qui vont de la naïveté touchante au farfelu. La véritable réforme liturgique n’a rien à voir avec ce genre d’exhibition. (...) La liturgie doit être l’expression dans le culte de la foi de l’Eglise. (...) Cette foi renouvelée en l’Eglise, le Concile a voulu qu’elle s’exprime dans la liturgie, afin de la faire pénétrer dans toute la vie des individus et des communautés. (...) »