« Et Marie se levant en ces jours-là partit en hâte pour la montagne, pour la cité de Juda, entra dans la demeure de Zacharie et salua Elisabeth. » II est normal que tous ceux qui veulent être crus fournissent les raisons de croire. Aussi l'ange qui annonçait les mystères, pour l'amener à croire par un précédent, a-t-il annoncé à Marie, une vierge, la maternité d'une femme âgée et stérile, montrant ainsi que Dieu peut tout ce qui lui plaît. Dès qu'elle l'eut appris, Marie, non par manque de foi en la prophétie, non par incertitude de cette annonce, non par doute sur le précédent fourni, mais dans l'allégresse de son désir, pour remplir un pieux devoir, dans l'empressement de la joie, se dirigea vers les montagnes. Désormais remplie de Dieu, pouvait-elle ne pas s'élever en hâte vers les hauteurs ? Les lents calculs sont étrangers à la grâce de l'Esprit Saint. Apprenez aussi, femmes pieuses, quel empressement vous devez témoigner à vos parentes près d'être mères. Marie jusque-là vivait seule dans la retraite la plus stricte ; elle n'a été retenue ni de paraître en public par la pudeur virginale, ni de son dessein par les escarpements des montagnes, ni du service à rendre par la longueur du chemin. Vers les hauteurs, la Vierge se hâte, la Vierge qui pense à servir et oublie sa peine, dont la charité fait la force et non le sexe ; elle quitte sa maison et va. Apprenez, vierges, à ne pas courir les maisons des autres, à ne pas traîner sur les places, à ne pas engager de conversations sur la voie publique. Marie s'attarde à la maison, se hâte sur le chemin. Elle demeura chez sa cousine trois mois; car, étant venue pour rendre service, elle avait ce service à coeur ; elle demeura trois mois, non pour le plaisir d'être dans une demeure étrangère, mais parce qu'il lui déplaisait de se montrer souvent au-dehors.
Vous avez appris, vierges, la délicatesse de Marie ; apprenez son humilité. Elle vient comme une parente à sa parente, comme une cadette à son aînée ; et non seulement elle vient, mais encore elle est la première à saluer ; il convient en effet que plus chaste est une vierge, plus humble elle soit ; qu'elle sache honorer ses aînées, qu'elle soit maîtresse d'humilité, celle qui fait profession de chasteté.
Il y a là encore un motif de piété, il y a même un enseignement doctrinal : il faut remarquer en effet que le supérieur vient à l'inférieur pour aider l'inférieur : Marie à Elisabeth, le Christ à Jean ; aussi bien, plus tard, pour consacrer le baptême de Jean, le Seigneur est venu à ce baptême (Matth., III, 13).
Et tout de suite se manifestent les bienfaits de l'arrivée de Marie et de la présence du Seigneur : car « au moment où Elisabeth entendit le salut de Marie, l'enfant tressaillit dans son sein, et elle fut remplie de l'Esprit Saint ». Remarquez le choix et la précision de chaque mot. Elisabeth a la première entendu la voix, mais Jean a le premier ressenti la grâce : celle-là suivant l'ordre de la nature a entendu, celui-ci a tressailli sous l'effet du mystère ; elle a perçu l'arrivée de Marie, lui celle du Seigneur : la femme celle de la femme, l'enfant celle de l'enfant. Elles parlent grâce ; eux la réalisent au-dedans et abordent le mystère de la miséricorde au profit de leurs mères ; et, par un double miracle, les mères prophétisent sous l'inspiration de leurs enfants. L'enfant a tressailli, la mère a été comblée ; la mère n'a pas été comblée avant son fils, mais le fils, une fois rempli de l'Esprit Saint, en a aussi rempli sa mère.
Jean a tressailli, l'esprit de Marie a également tressailli. Au tressaillement de Jean, Elisabeth est comblée ; pour Marie, nous n'apprenons pas qu'elle fut (alors) remplie de l'Esprit, mais que son esprit tressaille : car Celui qu'on ne peut comprendre agissait en sa Mère d'une manière non compréhensible. Enfin celle-là est comblée après avoir conçu, celle-ci avant de concevoir. « Bénie êtes-vous parmi les femmes, et béni le fruit de votre sein ! Et comment m'est-il donné que la Mère de mon Seigneur vienne à moi ? » L'Esprit Saint connaît sa parole ; II ne l'oublie jamais, et la prophétie se réalise non seulement dans les faits miraculeux, mais en toute rigueur et propriété de termes. Quel est ce fruit du sein, sinon Celui de qui il fut dit : « Voici que le Seigneur donne pour héritage les enfants, récompense du fruit du sein » (Ps. 126,3) ? Autrement dit : l'héritage du Seigneur, ce sont les enfants, prix de ce fruit qui est issu du sein de Marie. C'est Lui le fruit du sein, la fleur de la tige, dont Isaïe prophétisait bien : « Une tige, disait-il, va s'élever de la souche de Jessé, et une fleur jaillir de cette tige » (Is., XI, 1) : la souche, c'est la race des Juifs, la tige Marie, la fleur de Marie le Christ, qui, comme le fruit d'un bon arbre, selon nos progrès dans la vertu, maintenant fleurit, maintenant fructifie en nous, maintenant renaît par la résurrection qui rend la vie à son corps. « Et comment m'est-il donné que la Mère de mon Seigneur vienne à moi ? » Ce n'est point l'ignorance qui la fait parler — elle sait bien qu'il y a grâce et opération du Saint-Esprit à ce que la mère du prophète soit saluée par la Mère du Seigneur pour le profit de son enfant — mais elle reconnaît que c'est le résultat non d'un mérite humain mais de la grâce divine ; aussi dit-elle : « Comment m'est-il donné », c'est-à-dire : quel bonheur m'arrive, que la Mère de mon Seigneur vienne à moi ! Je reconnais n'y être pour rien. Comment m'est-il donné ? par quelle justice, quelles actions, pour quels mérites ? Ce ne sont pas là démarches accoutumées entre femmes « que la Mère de mon Seigneur vienne à moi ». Je pressens le miracle, je reconnais le mystère : la Mère du Seigneur est féconde du Verbe, pleine de Dieu.
« Car voici qu'au moment où votre salut s'est fait entendre à mes oreilles, l'enfant a tressailli de joie dans mon sein. Et bienheureuse êtes-vous d'avoir cru ! » Vous voyez que Marie n'a pas douté, mais cru, et par là obtenu le fruit de la foi. « Bienheureuse, dit-elle, qui avez cru ! ». Mais vous aussi bienheureux, qui avez entendu et cru ! car toute âme qui croit, conçoit et engendre la parole de Dieu et reconnaît ses oeuvres. Qu'en tous réside l'âme de Marie pour glorifier le Seigneur ; qu'en tous réside l'esprit de Marie pour exulter en Dieu. S'il n'y a corporellement qu'une Mère du Christ, par la foi le Christ est le fruit de tous : car toute âme reçoit le Verbe de Dieu, à condition que, sans tache, préservée des vices, elle garde la chasteté dans une pureté sans atteinte. Toute âme donc qui parvient à cet état magnifie le Seigneur, comme l'âme de Marie a magnifié le Seigneur et comme son esprit a tressailli dans le Dieu Sauveur. Le Seigneur est en effet magnifié, ainsi que vous l'avez lu ailleurs : « Magnifiez le Seigneur avec moi » (Ps. 33, 4) : non que la parole humaine puisse ajouter quelque chose au Seigneur, mais parce qu'il grandit en nous ; car « le Christ est l'image de Dieu » (II Cor., IV, 4; Coloss., I, 15) et, dès lors, l'âme qui fait oeuvre juste et religieuse magnifie cette image de Dieu, à la ressemblance de qui elle a été créée ; dès lors aussi, en la magnifiant, elle participe en quelque sorte à sa grandeur et s'en trouve élevée : elle semble reproduire en elle cette image par les brillantes couleurs de ses bonnes oeuvres, et comme la copier par la vertu.
Or l'âme de Marie magnifie le Seigneur et son esprit tressaille en Dieu parce que, vouée âme et esprit au Père et au Fils, elle vénère avec un pieux amour le Dieu unique, d'où viennent toutes choses, et l'unique Seigneur, par qui sont toutes choses (cf. I. Cor., VIII, 6). Suit la prophétie de Marie, dont la plénitude répond à l'excellence de sa personne. Et il n'est pas sans intérêt, semble-t-il, qu'Elisabeth prophétise avant la naissance de Jean, Marie avant celle du Seigneur. Déjà se dessine et s'ébauche le salut des hommes ; car le péché ayant commencé par les femmes, le bien, aussi, débute par des femmes, afin que les femmes, délaissant à leur tour les mœurs efféminées, renoncent à leur faiblesse, et que l'âme, qui n'a pas de sexe, telle Marie, ignorant l'erreur, s'applique religieusement à imiter sa chasteté. « Marie demeura chez elle trois mois et s'en revint dans sa maison. » II est bien qu'on nous montre Marie rendant service et fidèle à un nombre mystique : car la parenté n'est pas la seule cause de ce long séjour, mais aussi le profit d'un si grand prophète. En effet, si la première entrée a procuré un tel résultat qu'au salut de Marie l'enfant ait tressailli dans le sein, que l'Esprit Saint ait rempli la mère de l'enfant, quels accroissements pouvons-nous croire qu'en un tel espace de temps, la présence de sainte Marie lui ait valus ! « Marie demeura chez elle trois mois. » Ainsi le prophète recevait l'onction et, tel un bon athlète, était exercé dès le sein maternel : car c'est en vue d'un grandiose combat que se préparait sa force.
Enfin Marie est demeurée jusqu'à ce que fût accompli pour Elisabeth le temps de l'enfantement. Or, si vous y prenez bien garde, vous trouverez qu'on n'a jamais noté cela que pour la naissance des justes ; car enfin « les jours furent accomplis pour l'enfantement » de Marie, « le temps fut accompli » pour l'enfantement d'Elisabeth, le temps de la vie s'est accompli quand les saints ont quitté la carrière de cette vie. La plénitude est pour la vie du juste, le vide pour les jours des impies ».
Commentaire intégral de Saint Ambroise de Milan, Docteur de l’Eglise
Traité sur l’Evangile de Saint Luc (pour le chapitre 1, versets 39-56)