« (…) Ce qui nous frappait le plus, c’était de le trouver prêtre dans l’exercice même de sa charge. Son âme était douloureuse : la dégradation du catholicisme en était la principale cause. Il dut dénoncer en juillet 1972 la « fumée de Satan » qui s’était introduite dans l’Eglise. Un long conflit avec le cardinal Alfrink et les évêques de Hollande (voir le catéchisme Hollandais, (+) NDLR) au sujet du célibat des prêtres le fit particulièrement souffrir. « J’espère que Dieu me rappellera à lui avant de voir cela ». Autre souffrance, la défection des prêtres, atteignant même tels jésuites-professeurs à la Grégorienne (Pin, Tufari, Diez, Alegria), qui prennent position contre le Pape dans la question de l’introduction du divorce en Italie, en vertu, disent-ils, du principe de la liberté religieuse proclamée par le récent concile : « à qui nous fier ? Si les jésuites se comportent ainsi qu’en sera-t-il des autres ? Si vous saviez quelle souffrance c’est pour moi, cette démolition de l’Eglise par le dedans, de la part de ceux qui devraient la défendre ». Dans un discours du mercredi, il dénonçait avec une tristesse indignée « les prêtres et religieux qui crucifient l’Eglise ». A Bruxelles, en septembre 1970, se tenait le congrès des théologiens (progressistes) de la revue « Concilium ». Paul VI me confia : « j’ai lu hier soir et cette nuit les exposés des théologiens de Bruxelles : c’est la destruction de toute autorité dans l’Eglise, tout vient d’en-bas ! ».
Fin des années 1960 - début des années 1970 : la contestation étant devenue, en quelque sorte, le mot d’ordre dans la Sainte-Eglise, Paul VI ne pouvait pas ne pas être le premier visé. On ne s’adressait pas au Pape, encore moins à Sa Sainteté, mais au Frère Paul, un chrétien comme un autre. Une de ces lettres au Frère Paul date de 1968. Elle est signée de sept cents laïcs et de quelques prêtres. Elle conteste toutes les structures actuelles de l’Eglise, exige le retour à la pauvreté de l’Evangile, ne verrait pas d’un mauvais œil la démolition de la basilique vaticane (« ce n’est pas nous qui pleurerons… »). Une lettre ouverte à Paul VI du 30 juin 1970 est, bien que dans une direction opposée, plus éloquente encore : « depuis que Paul VI règne à Rome, Rome enseigne un Evangile inversé, inverti, corrompu, une ‘nouvelle économie de l’Evangile’ selon votre propre aveu. En conscience, Très Saint-Père, au nom de Dieu, au nom de l’Eglise que vous induisez en erreur, au nom de la Foi, nous ne pouvons accepter votre ‘nouvelle économie de l’Evangile’, car l’Evangile n’a pas à être soumis à une nouvelle économie. Il n’a pas à être remanié, repensé, changé, modernisé, adapté, aggiornamenté, adultéré, falsifié, montinisé. La nouvelle religion, cette religion dévergondée que vous nous enseignez et que vous voulez nous contraindre à pratiquer, la religion de Paul VI est une fausse religion. Dieu n’en veut pas. Il la condamne, comme il a condamne celle de Luther. L’Eglise de Paul VI, dévergondée intellectuellement et moralement, lui fait horreur ».
Novembre 1970 : titre proposé pour la récente assemblée de l’épiscopat français à Lourdes ‘le virage de l’Eglise de France vers le socialisme’. Monseigneur Jenny (Cambrai), qui en arrive, me décrit la pression à outrance de la ‘base’ pour un christianisme politique et socialisant, limitant son champ de vision à la libération de l’homme en ce monde. Diagnostic lucide du Père Loew : « Les évêques ne peuvent éluder leurs responsabilités. Si des directives claires ne sont pas données, le silence de l’épiscopat équivaudra à l’acceptation tacite de toutes les options, même les plus étrangères à l’Evangile et les plus corrosives de la foi des chrétiens ». Janvier 1973 sur la tenue des prêtres et des évêques : une chrétienne (dans le bulletin paroissial de Longué, Maine et Loire) : « Je reviens de Lourdes avec des malades. J’ai été peinée de voir mêmes des évêques venir rendre visite aux alités en veston. S’ils savaient comme ils ont l’air miteux et sans dignité ». Cette bonne personne, sans le savoir, faisait écho au Pape lui-même : « Comme ils me font de la peine, ces religieux et prêtres qui cherchent à ne pas apparaître pour ce qu’ils sont ! ». Et le Pape de noter le manque de cohérence : « Ils n’ont à la bouche que le « signe », le geste « signifiant », le « sens », et en même temps ils s’appliquent à faire disparaître tout signe qui permettrait de les identifier. Où est la logique ? ». Octobre 1973 : continuation des extravagances : « Le prêtre est superflu. S’il fonctionne encore, c’est parce qu’un peuple retardataire lui demande encore des sacrements, alors que la société s’éloigne de plus en plus de ces sortes de valeurs » (Parole et Pain, revue des Pères du Saint-Sacrement, n° 56 de mai-juin 1973) cum permissu superiorum. Dans la même revue (édition de septembre-octobre), un appel à la lutte des classes (Philippe Warnier), à la libération de l’Eglise (Landouze, Schreiner), à la liberté sexuelle (Bernadette Delarge)… toujours cum permissu Superiorum !
Continuation également des lamentations des bons laïcs. Elles ont soudain été comme catalysées par un article sur « la messe de 11 heures » dans « Le Figaro » de l’économiste Fourastié, qui a reçu en huit jours cinq mille lettres, car presque unique dans les expériences de ce genre. Il faudrait être sourd pour ne pas entendre le « grido di dolore » du peuple chrétien, blessé dans ce qu’il a de plus cher : sa foi et sa confiance dans les prêtres. Avril 1974, mort de Pompidou : mort de Georges Pompidou, et messe d’enterrement en grégorien, selon la volonté du Président. Réflexion d’une femme du peuple : « Pourquoi n’y a-t-il que le président de la République qui ait droit à ces beaux chants ? ». Même son de cloche dans La Croix des 5-6 mai : « Nous sommes nombreux à formuler le même vœu - que le Président -. Mais hélas ! Il faut maintenant être au moins président de la république pour pouvoir manifester un désir de la sorte et notre nouveau clergé se refuse obstinément à se plier à de telles exigences du défunt (…). Lorsqu’on compare la plate et morne contexture de nos actuelles messes de funérailles à la mystique implorante d’un plain-chant grégorien, on ne peut que déplorer une telle situation ».
Le rapport doctrinal de l’Assemblée de Lourdes 1973 (par Monseigneur Bouchex) caractérise la charge du prêtre dans l’Eglise comme une « fonction de présidence » (citation exacte : « le mot le plus englobant pour exprimer cette charge est celui de présidence »). Mais qui voudra se faire prêtre avec, pour tout idéal, d’être « président d’assemblée » ? Le Père Ravier, rencontré hier 13 mai 1975, connaît des communautés de jésuites où les pères ne disent plus la messe (même le dimanche, assure-t-il) : pas d’assemblée, donc pas de « présidence » et pas de messe ! Septembre 1976 : aggravation de la dissidence de Monseigneur Lefebvre. Toute l’Eglise est dans l’erreur sauf lui. André Piettre (« Le Monde » du 27 juillet) donne une explication : le schisme de « droite » n’aurait pas existé s’il n’y avait eu, toléré et encouragé par les évêques, un schisme de « gauche », soi-disant sous le couvert du concile : célébrations sauvages, catéchèse aberrante, extravagances doctrinales et morales sans nombre… Il est évident pour tout le monde que s’il y avait eu en France des séminaires normaux, nul n’aurait songé à aller en fonder un à Ecône. Et s’il y avait eu partout une liturgie digne et édifiante, on n’aurait pas été en chercher une en Suisse. En attendant, l’abbé Oraison affirme impunément dans « Paris-Match » que les anges n’existent pas : l’abbé Charlot « chargé de la catéchèse dans l’Ouest » affirme qu’après la consécration « le pain est toujours du Pain » (« Jésus est-il dans l’hostie », brochure pour les catéchistes). On ne saurait mieux s’y prendre pour fabriquer des Lefebvre ! »
Source : Cardinal Jacques Martin, « Mes six papes », Ed. Mame.